La conception du projet, l'hétérogénéité des élèves, et l'évaluation :


          Il ne peut y avoir (notamment pour des raisons d'ordre logique) un  unique projet qui puisse anticiper d'année en année  les faits sur toute l'hétérogénéité(17) des élèves, surtout si les intentions pédagogiques ambitionnent de faire correspondre exactement les objectifs avec les besoins de ceux-ci. "Le bien-être d'un peuple, comme le bonheur d'un homme, dépend d'un grand nombre de choses qui peuvent être procurées dans une variété infinie de combinaisons. Il ne saurait être défini comme une fin unique, mais comme une hiérarchie de fins, une échelle complète de valeurs où chaque besoin de chaque individu reçoit sa place. Diriger toutes nos activités conformément à un plan unique présuppose que chacun de nos besoins est placé à son rang dans un ordre de valeurs qui doit être assez complet pour permettre de choisir entre toutes les directions entre lesquelles le planiste doit choisir. Cela présuppose, en somme, l'existence d'un code éthique complet où toutes les valeurs humaines sont mises à leur place légitime"(18). En fait, l'hétérogénéité spontanée issue de toutes les interactions possibles dans le cadre d'un seul établissement (et même dans le cadre d'une seule séance d'E.P.S.) est telle, qu'un projet aussi ambitieux se trouve dès le départ à la remorque des faits (des comportements, des conduites des élèves) qu'il est sensé anticiper et donc qu'il échoue (par nature) avant même d'avoir pu commencer. Un projet pédagogique ne pourra jamais refléter  toute l'hétérogénéité d'une population d'élèves (dans toute sa complexité) mais seulement une certaine partie de cette  hétérogénéité (correspondant à une certaine classe de problèmes à résoudre).
       En d'autres termes, les objectifs d’un projet pédagogique devraient être déduits d’une analyse des besoins des élèves concernés. Mais il n’est possible d’établir aucun plan, aucun projet, sur la base d’une synoptique complète des besoins des élèves réalisée par les enseignants. Tenter d’établir une synoptique exhaustive et parfaitement lisible de tous les besoins selon une échelle, elle aussi, complète des valeurs, est une entreprise utopique et vouée à l’échec. Il est impossible de prendre en compte toute l’hétérogénéité (changeante) d’une population d’élèves et d’y répondre, dans le moindre détail, par des objectifs appropriés. Certes, il n’incombe à aucune équipe pédagogique de remplir une telle mission, mais une analyse des besoins ne peut se faire qu’à partir d’une théorie reflétant une certaine catégorie de besoins attribués aux élèves, en élaguant nécessairement d’autres catégories qui peuvent pourtant jouer un rôle essentiel sans pour autant être directement objectivées. Ces autres catégories que l'on occulte, constituent des variables, qui, si elles ne sont pas clairement problématisées puis maîtrisées, peuvent influencer l'atteinte des objectifs du projet. Ainsi, ne pouvant répondre à tous les besoins, un projet pédagogique, surtout lorsqu'il doit se conformer à des exigences institutionnelles fixées dans des programmes nationaux, ne peut être que normatif, et, en tant que norme, il fixe les conditions de la réussite et de l'échec, c'est-à-dire qu'il favorise inévitablement les réussites d'un certain type et induit les échecs d'un autre type. Les normes fixées par le programme national puis par le projet pédagogique, sont les repères objectifs qui permettront aux différentes parties concernées, (les élèves, les enseignants, les parents, l’institution), d’évaluer les apprentissages réalisés et donc les résultats du projet pédagogique.
        Tout projet pédagogique est donc nécessairement normatif . Par exemple, répondre à la question : "comment notre projet E.P.S. tient-il compte des caractéristiques des élèves de l'établissement ?" (19) suppose indiscutablement que nous sélectionnons au préalable les théories (énoncés scientifiques, énoncés institutionnels, convictions didactiques, pédagogiques, opinions…etc.)qui vont nous permettrent de "lire" les caractéristiques des élèves. Et un projet normatif impose des choix d'autant plus drastiques que ses ambitions de réussite, c'est-à-dire de réaliser le plus exactement possible tous les objectifs fixés, sont élevées, ce qui apparaîtra pour certains comme un paradoxe inacceptable. Mais la méthode fragmentaire n'est pas incompatible avec la volonté d'accroissement des connaissances puisqu'elle se propose de réaliser cet objectif au coup par coup, et non de manière globale, à moins que la nature même des problèmes que l'on est sensé poser en E.P.S. et qui sont déduits des relations entre, notamment, l'analyse de la "logique de l'élève" et de la "logique des A.P.S." crée de nouvelles difficultés liées :
                              - à l'insuffisance des installations sportives ou à leur inadéquation pour la pratique de certaines A.P.S.
                              - aux nombre et aux caractéristiques des individus en situation d'apprentissage,
                              - aux A.P.S. elles-mêmes : s'il est possible de créer une situation d'enseignement confrontant les élèves à un problème intéressant, est-il obligatoirement possible de construire une évaluation des apprentissages qui prenne en compte tous les aspects du problème isolé, et qui cherche à saisir et à rendre compte de la manière la plus fidèle possible si les élèves ont effectivement "rencontré" le problème isolé lors de l'évaluation. Par exemple, les problèmes que pose l'évaluation en sports collectifs pour des objectifs visant la compétence à prendre des décisions en situation réelle d'opposition. A ce sujet nous pensons qu'il est impossible d'évaluer si un élève est capable d'utiliser des indicateurs décisionnels (20) dans une situation réelle et totale d'une opposition collective. Une solution,(à laquelle bon nombre de collègues ont déjà pensé) consisterait peut être à créer une situation de référence artificielle dans la mesure où elle "désarmerait" par exemple un nombre réduit de défenseurs, pour les obliger à exécuter certaines consignes non révélées à l'élève ou au groupe d'élèves évalués, dans le but d'inciter ces élèves à décider d'agir d'une manière appropriée. Ceci pour vérifier si les élèves évalués sont capables de reconnaître en temps réel, certaines modifications dans le comportement des défenseurs, favorables à des décisions se concrétisant par des buts particuliers à poursuivre. Mais en demandant des actions quasi stéréotypées, permettons-nous aux élèves de se confronter réellement à la prise de décision ? Pouvons-nous garantir un transfert d'apprentissage entre la situation artificiellement créée et la situation totale, et ce de manière contrôlée ?
          Nous voulons dire que même si l'on réussit à construire des situations de problèmes pertinentes par rapport aux possibilités d'apprentissage des enfants, il se peut que l'évaluation et la notation des acquisitions dans les conditions réelles que pose le problème soient d'une telle complexité qu'elles perdent finalement tout intérêt, et fassent perdre du même coup, la pertinence d'avoir mis les élèves dans une situation de problème particulière. En effet, des contenus pertinents pour la formation des élèves mais posant d'insolubles problèmes d'évaluation ne peuvent raisonnablement constituer la majorité des contenus d'un projet pédagogique d'E.P.S. Ces problèmes de la définition de certaines évaluations dans le cadre d'un projet pédagogique se posent de manière claire dans le cas de l'évaluation en sports collectifs fixée par les textes du baccalauréat de 2003 en contrôle en cours de formation. En effet :
                a) Comment un examinateur peut-il, à la fois, prendre en compte tous les critères d’observation des élèves préconisés par les textes, pour l’évaluation individuelle du joueur, et observer à l’aide de ces mêmes critères, chaque joueur qui lui est attribué, lors du match faisant office de situation d’évaluation ? Il faut, par exemple, tenir compte du jeu avec ballon selon une certaine liste de critères, puis du jeu sans ballon selon une autre liste, enfin du jeu en défense encore selon une autre liste, pour plusieurs élèves en même temps pendant le match.
                b) Comme il est impensable qu’une co-évaluation soit mise en place avec les élèves dans le cadre d’un examen national (risques de tricherie, d’avantager ou de désavantager un autre élève), comment un examinateur peut-il garantir qu’il a observé avec rigueur et précision suffisamment d’actions jugées significatives, pour chaque critère, et pour chaque joueur dans l’action, lui permettant de valider une note individuelle finale ?
                c) Si une évaluation individuelle multi-critériée et simultanée pour chaque élève est manifestement impossible, une prise en compte seulement « globale », donc ne tenant pas compte, au moins en partie, de la précision liée à  la  multiplicité des critères, peut-elle refléter avec rigueur et équité des compétences à évaluer en sports collectifs pour le baccalauréat ? Un examen de ce niveau peut-il se contenter du « du coup d’œil aguerri» de l’examinateur, ou ne devrait-il mettre au programme que les activités dont l’évaluation de chaque élève est faisable en pratique ?
        Ces questions en entraînent d'autres sur la raison d'être des projets pédagogiques d'E.P.S. :
                a) Un projet pédagogique doit-il proposer que ce qui est évaluable pour chaque élève ?
                b) Peut-on admettre qu'une formation d'individus se passe d'une évaluation reposant sur une multiplicité de critères individuels, pour certaines compétences ?

       Nous pensons que les difficultés évoquées précédemment peuvent nuire à la crédibilité de notre discipline, si, comme nous l'entendons, ce sont les différents partenaires du projet (les élèves, les parents et l'institution) qui en apprécient directement ou indirectement les raisons d'être,  a tel point que nous sommes amenés à nous demander si la didactique des A.P.S. ne crée pas plus de problèmes pour notre discipline qu'elle n'en résout (même si dans le cadre d'un entraînement sportif au sein d'un club, la didactique d'une A.P.S. est réalisable), rendant caduque la faisabilité des projets pédagogiques dans certains domaines,  et si la didactique de l'E.P.S. est quelque chose qui parviendra jamais à s'émanciper de l'ordre du discours (21) ou des injonctions subjectives et dogmatiques.
 

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