Quiconque a lu le tome 2 de "La Société Ouverte et ses ennemis", connaît la position sans appel de Popper vis-à-vis de toute la philosophie hégélienne. Lors de ma première lecture du livre de Popper, je vous avoue que je fus quelque peu surpris par autant d'agressivité et par le fait que Popper rejette entièrement l'oeuvre de Hegel, mises à part quelques légères concessions faites à sa conception de la dialectique. Cette agressivité éveilla, dans un premier temps mon scepticisme, et nécessita de confronter l'avis de Popper aux faits (il en donne pourtant) c'est-à-dire à ce qu'a écrit Hegel, notamment dans ses "Principes de la philosophie du Droit". Mais comme pour le reste de ses conceptions, je finissai par me ranger du côté des arguments de Popper, tant je trouvai dans les arguments de Hegel ce que je considérai comme des confirmations de ses penchants pour le culte du Chef, de la Nation élue, du règlement des conflits entre Nations par la violence, des prétendues valeurs morales de la guerre (de conquête), du mépris des masses et des peuples jugés "barbares" parce que non momentanément investis au cours de leur histoire par ce qu'il nomme "l'Esprit Universel".
Mais bien sûr les avis demeurent divergents sur Hegel, et certains le considèrent plutôt comme un "libéral classique". Puisque Popper, que je cite dans la page consacrée à la psychanalyse, accuse Hegel de produire un "jargon irresponsable", je propose de divulger des éléments qui ne peuvent que confirmer cette thèse...Toutefois, chacun est libre de rechercher des faits bien confirmés qui la réfuterait, et de se faire une autre opinion de Hegel.
Vous ne trouverez pas de commentaire personnel sur ce qu'a écrit Hegel (Bien que je reste persuadé que l'on peut douter légitimement de la sincérité de Hegel quant à ses idées libérales et de justice, par ailleurs.) car j'estime que ces citations parlent suffisamment d'elles-mêmes pour avoir besoin d'être commentées. Le but de cette page n'est pas tellement de vous fournir mon jugement mais de susciter le vôtre à partir des faits. Mais, je le répète, il vous faudra pour connaître la vérité sur le jugement de Popper sur Hegel, confronter aussi, comme je l'ai fait, les deux textes.
Les
passages jugés les plus croustillants sont en rouge, certains soulignés.
Bonne lecture.
Hegel :
Section 301, page : 332:
"L'opinion que la conscience
vulgaire a l'habitude d'avoir sur la nécessité ou l'utilité
de la collaboration des ordres à l'élaboration des lois consiste
avant tout à croire que les députés du peuple
ou même le peuple lui-même comprennent le mieux ce qui convient
au bien du peuple et qu'ils ont sans aucun doute la meilleure volonté
pour ce bien.
En ce qui concerne
le premier point, la vérité est bien plutôt que le
peuple, dans la mesure où ce mot désigne une fraction particulière
des membres de l'Etat, représente la partie qui ne sait pas ce qu'elle
veut. Savoir ce que l'on veut, et encore plus, ce que la volonté
en soi et pour soi, ce que la raison veut, est le fruit d'une connaissance
profonde et d'une intuition qui précisément n'est pas l'affaire
du peuple."
Section 317, page : 347:
"Un grand esprit (Frédéric
le Grand) a soumis à l'examen public cette question : "Est-il
permis de tromper le peuple ?" On devrait répondre qu'un
peuple ne se laisse pas tromper sur sa base substantielle, son essence,
et le caractère défini de son esprit mais que, sur la modalité
de ce savoir et sur les jugements qu'il porte de ses actions et des évènements
d'après elle, il est trompé par
lui-même."
Section 318, page : 347:
"L'opinion
publique mérite donc aussi bien d'être appréciée
que d'être méprisée, méprisée
dans sa conscience concrète immédiate et dans son expression,
appréciée dans sa base essentielle, qui, plus ou moins troublée,
ne fait qu'apparaître dans sa manifestation concrète. Comme
elle ne possède pas en elle-même la pierre de touche ni la
capacité d'élever son aspect substantiel à un savoir
défini, c'est la première condition
formelle pour faire quelque chose de grand et de rationnel, d'en être
indépendant (dans la science comme dans la réalité).
On peut être sûr que dans la suite l'opinion publique reconnaîtra
cette grandeur, et en fera un des ses préjugés."
Section 321, page 352 :
"…L'Etat a l'individualité
qui existe essentiellement comme individu et comme individu réel
immédiat sans le souverain."
Section 322, page 353 :
"…Il
appartient donc à ce phénomène primitif qu'un individu
soit à sa tête : patriarche, chef de clan, etc."
Section 324, page 354 :
"…C'est un calcul très
faux, (…) de considérer l'Etat seulement comme société
civile et de lui donner comme but final la garantie de la vie et de la
propriété des individus, car cette sécurité
n'est pas atteinte par le sacrifice de ce qui doit être assuré,
au contraire.
Dans ce que nous venons
de proposer, se trouve l'élément
moral de la guerre, qui ne doit pas être considérée
comme un mal absolu, ni comme une simple contingence extérieure
qui aurait sa cause contingente dans n'importe quoi : les passions des
puissants ou des peuples, l'injustice, etc., et en général,
dans quelque chose qui ne doit pas être. D'abord, en ce qui concerne
la nature du contingent, il rencontre toujours un autre contingent, et
ce destin est justement la nécessité. (…) La
guerre a cette signification supérieure que par elle, comme je l'ai
dit ailleurs : la santé morale des peuples est maintenue dans son
indifférence en face de la fixation des spécifications finies
de même que les vents protègent la mer contre la paresse où
la plongerait une tranquillité durable comme une paix durable ou
éternelle y plongerait les peuples."
Section 329, page 358 :
"L'Etat est orienté
vers l'extérieur en tant qu'il est un sujet individuel ; aussi ses
rapports avec les autres Etats appartiennent au pouvoir du prince auquel
il revient immédiatement de commander la force armée, d'entretenir
les relations avec les autres Etats par des ambassadeurs, de décider
de la guerre et de la paix et de conclure des traités."
Section 333, page 360 :
"Les
Etats (…) sont par rapport aux autres dans un état de nature, (…)et
n'ont pas leurs droits dans une volonté universelle constituée
en un pouvoir au-dessus d'eux, mais que leur rapport réciproque
a sa réalité dans leur volonté particulière.
La conception kantienne
d'une paix éternelle par une ligue des Etats qui règlerait
tout conflit et qui écarterait toute difficulté comme pouvoir
absolu reconnu par chaque Etat, et qui rendrait impossible la solution
par la guerre, suppose l'adhésion des Etats, laquelle reposerait
sur des motifs moraux subjectifs ou religieux, mais toujours sur leur volonté
souveraine particulière, et resterait donc entachée de contingence."
Section 334, page 361 :
"Les conflits entre Etats, lorsque les volontés particulières
ne trouvent pas de terrain d'entente, ne peuvent être réglés
que par la guerre."
Section 335, page 362 :
"De plus l'Etat, comme
être spirituel, ne peut s'en tenir à ne considérer
que la réalité matérielle…"
Section 337, page 363 :
"On a, pendant un temps,
beaucoup parlé de l'opposition de la morale et de la politique et
de l'exigence que la première commande à la seconde. Il
y a lieu seulement de remarquer en général que le bien d'un
Etat a une bien autre légitimité que le bien des individus
et que la substance morale, l'Etat a immédiatement son
existence, c'est-à-dire son droit dans quelque chose de concret
et non pas d'abstrait. Seule, cette existence concrète et non pas
une des nombreuses idées générales tenues pour des
commandements moraux subjectifs peut être prise par l'Etat comme
principe de sa conduite."
Section 340, page 364 :
"Dans leurs relations
entre eux, les Etats se comportent en tant que particuliers. Par suite,
c'est le jeu le plus mobile de la particularité intérieure,
des passions, des intérêts, des buts, des talents, des vertus,
de la violence, de l'injustice, et du vice, de la contingence extérieure
à la plus haute puissance que puisse prendre ce phénomène.
(…) Aussi leurs
destinées, leurs actions dans leurs relations réciproques
sont la manifestation phénoménale de la dialectique de ces
esprits en tant que finis ; dans cette dialectique se produit l'esprit
universel, l'esprit du monde, en tant qu'illimité, et en même
temps c'est lui qui exerce sur eux son droit (et c'est le droit suprême),
dans l'histoire du monde comme tribunal du monde."
Section 343, page 366 :
"L'histoire de l'esprit,
c'est son action, car il n'est que ce qu'il fait et son action, c'est de
faire de soi-même, et cela, en tant qu'il est esprit, l'objet de
sa conscience, se concevoir soi-même en se comprenant."
Section 344, page 367 :
"Les Etats, les peuples
et les individus dans cette marche de l'esprit universel se lèvent
chacun dans son principe particulier bien défini qui s'exprime dans
sa constitution et se réalise dans le développement de sa
situation historique : ils ont conscience de ce principe et s'absorbent
dans son intérêt mais en même temps ils sont des instruments
inconscients et des moments de cette activité interne dans laquelle
les formes particulières disparaissent tandis que l'esprit en soi
et pour soi se prépare à son degré immédiatement
supérieur."
Section 345, page 367 :
"La justice et la vertu,
la faute, la violence, le vice, les talents et les actes, les grandes et
le petites passions, la faute et l'innocence, la splendeur de la vie individuelle
et collective, l'indépendance le bonheur et le malheur des Etats
et des individus ont leur signification et leur valeur définies
dans la sphère de la conscience réelle immédiate où
ils trouvent leur jugement et leur justice, quoique incomplète.
L'histoire universelle reste en dehors de ces points de vue. En elle, le
moment de l'idée de l'esprit universel qui est son niveau actuel
reçoit un droit absolu ; le peuple correspondant et ses actes reçoivent
leur réalisation, leur bonheur et leur gloire."
Section 347, page 368 :
"Le
peuple, qui reçoit un tel élément comme principe naturel,
a pour mission de l'appliquer au cours du progrès en conscience
de soi de l'esprit universel qui se développe. Ce
peuple est le peuple dominant dans l'histoire universelle pour
l'époque correspondante.Il ne peut faire époque
qu'une seule fois dans l'histoire et contre ce droit absolu qu'il a parce
qu'il est le représentant du degré actuel de développement
de l'esprit du monde, les autres peuples sont sans droits, et ceux-ci aussi
bien que ceux dont l'époque est passée, ne comptent plus
dans l'histoire universelle."
Section 348, page 369 :
"A
la pointe de toutes les actions, même des événements
de l'histoire universelle, se trouvent des individus à titre de
subjectivités qui réalisent la substance. Pour
ces
formes vivantesde l'action substantielle de l'esprit universel qui sont
immédiatement identiques à cette action, celle-ci reste cachée,
elle n'est pas leur objet ni leur but.Aussi elles ne reçoivent d'honneur
et de reconnaissance pour cette action ni de leurs contemporains, ni de
l'opinion publique de la postérité.Elles
n'ont leur part à cette opinion que comme subjectivités formelles
et sous forme de gloire immortelle."
Section 349, page 369 - 370 :
"Un peuple n'est pas,
d'abord, un Etat (…) Aussi n'est-il pas reconnu,
son indépendance qui n'est pas objectivement légale et n'a
pas d'expression rationnelle fixe, n'est que formelle, ce n'est pas une
souveraineté."
Section 350, page 370 :
"C'est le droit
absolu de l'Idée de prendre naissance dans les dispositions légales
et dans les institutions objectives qui résultent du mariage et
de l'agriculture, que la forme de cette réalisation apparaisse comme
une législation et un bienfait de Dieu ou comme une violence en
dehors du droit. Ce droit est le droit des héros à fonder
des Etats."
Section 351, page 370 :
"La
même condition entraîne que des nations civilisées en
face d'autres qui n'ont pas atteint le même moment substantiel de
l'Etat (les peuples chasseurs en face des peuples nomades, et les peuples
agriculteurs en face des deux autres, etc.) les considèrent comme
des barbares, leur reconnaissant dans leur conscience un droit inégal
et traitent leur indépendance comme quelque chose de formel."
Section 352, page 371 :
"Les idées
concrètes, les esprits des peuples ont leur vérité
et leur destin dans l'idée concrète qui est universalité
absolue. C'est l'Esprit du monde. Autour de son trône ils se tiennent
comme les agents de sa réalisation, comme les témoins et
les ornements de sa splendeur."
Sans doute que ceux qui voient en Hegel bien autre chose qu'un inspirateur de thèses totalitaires trouveront dans la citation qui va suivre, matière à réfuter la présentation que nous en faisons ici. Voici, par exemple, tiré du même ouvrage que précédemment :
"L'obligation
envers la loi implique au point de vue du droit de la conscience de soi
la nécessité qu'elle soit connue universellement (...) Accrocher
les lois comme le fit Denis le Tyran si haut qu'aucun citoyen ne pût
les lire ou bien les ensevelir sous un imposant apparat de livres savants,
de recueils de jurisprudence, d'opignions de juristes et de coutumes, et
par-dessus le marché, en langue étrangère, de sorte
que la connaissance du droit en vigueur ne soit accessible qu'à
ceux qui s'instruisent spécialement, tout cela est une seule et
même injustice. Les gouvernants qui ont donné à leur
peuple une collection même informe, comme Justinien, ou mieux encore,
un droit national dans un code défini et ordonné, ont été
non seulement de grands bienfaiteurs, et honorés comme tels, ils
ont aussi accompli un grand acte de justice."
(in : "Principes de la philosophie du droit." G.W.F. Hegel. Edition : Gallimard, collection : Tel. Traduit de l'allemand par André Kaan et préface par Jean Hyppolite.)