"La dictature douce"
(modifié le 18/11/2002)
 
 
"Pour Socrate, la mission éducative est en même temps politique, et c'est parce qu'il cherchait à développer le sens critique des citoyens au lieu de les flatter, qu'il se déclarait "le seul politicien de son temps".
(in: Karl R. POPPER, "La Société ouverte et ses ennemis". Tome 1: "L'ascendant de Platon". Edition: Seuil, Paris, 1979. Page: 110 - 111).
 

"Il est au moins aussi important de rendre les hommes meilleurs que de les rendre moins ignorants."

Diderot.
 
 
 

    ...Devons nous, petit-à-petit,  faire table rase des contenus issus des grandes traditions de connaissance dans le domaine sportif ? C'est-à-dire, devons nous reproduire en E.P.S., le scandale de la dictée de 5 lignes en français du Brevet des Collèges de 2000 ? Pour en venir aux constats dramatiques tels que l'accroissement de l'illettrisme, de la violence, ou même de l'obésité infantile ? Nous n'avons pas à "offrir aux individus ce qu'ils attendent". Notre devoir est de leur offrir, d'une part un héritage culturel toujours plus riche et varié issu des générations précédentes, d'autre part l'accès à des connaissances dont la teneur ne se réduit pas à de simples produits consommables, acidulés, et ne nécessitant que le "moindre effort" pour leur acquisition. C'est-à-dire des connaissances qui leur permettront non pas d'être de simples sujets d'une Société de consommation changeante, sujets d'un quelconque "Esprit du Temps", mais des connaissances qui leur permettront de faire évoluer la Société en l'enrichissant, grâce à l'action de leur esprit critique sur les contenus des traditions antérieures, lequel ne conduit jamais à faire table rase des traditions et de leurs fondements  (comme par exemple la maîtrise de la langue pour le français, la capacité à pouvoir faire des démonstrations, des analyses, formuler des critiques claires et rigoureuses)  pour s'adapter à quelque éphémère tendance sociale.
    Nous connaissons bien l'attitude des jeunes face à la connaissance qui se présente comme nouvelle et problématique. Cette attitude se résume souvent à une alternative : soit le désir avide d'apprendre, soit le refus de se confronter à ce qui est d'emblée perçu comme une marche longue et difficile. Si nous cédons à la deuxième partie de l'alternative, alors nous entrons dans une logique de détermination des contenus de formation qui se croit justifiée par l'idée qu'il faille élaguer les contenus jusqu'à ce cela soit "accessible" et "motivant" pour l'apprenant. Mais cette démarche est contradictoire en soi, puisque on imagine assez bien qu'un contenu toujours plus pauvre, et suscitant toujours moins de défi, devienne...de moins en moins motivant ! Ainsi l'argument : "ce que vous leur demandez est trop difficile" trouve-t-il toujours sa justification dès lors que l'on amalgame certaines tendances sociales relatives au comportement des jeunes générations à des lois inéluctables pour la conception des contenus de formation. En continuant dans cette voie : adapter les contenus à la fainéantise latente ou avérée, nous formons des individus aptes pour les plaisirs maigres et futiles, des individus "qui consomment et qui oublient" mais qui ne "pensent" pas, bref, de braves petits bébés tigres que l'on laisse, à dessein, rugir et griffer dans les salles de classe pour que leurs dents se cassent plus facilement sur l'épaisse carapace de la dictature douce organisée.
    Certes, nous ne reconnaissons pas dans la Société d'aujourd'hui les éléments qui caractérisaient l'autoritarisme des régimes dictatoriaux du XX° siècle, mais il existe d'autres indices qui confirment que l'on préfère inculquer une pensée unique (à quelque niveau que ce soit : politique, médiatique, ou même scientifique, "les paradigmes"...) et mettre en oeuvre tous les stratagèmes de la langue de bois, de la rhétorique, pour écoeurer ou étouffer toute volonté d'esprit critique. Il s'agit bien là d'un "autoritarisme sophistiqué" bien plus insidieux et difficile à réfuter sur le front du discours théorique que ne le furent les autoritarismes archaïques d'antan". Mais, comme le souligna Popper dans "la société ouverte et ses ennemis", toute forme d'autoritarisme, aussi sophistiquée soit elle, se heurte à l'indépendance d'esprit, l'esprit critique. Et la dictature douce organisée par les médias et une idéologie de l'éducation qui se fonde sur une confusion, voire un amalgame entre tendance sociale et loi scientifique, n'a besoin que de consommateurs repus, écoeurés par le politique mais passifs (à force d'afficher avec tellement d'arrogance maîtrisée et de cynisme le fait que l'on assume pleinement l'abscence totale de scrupules à bafouer jusqu'à l'outrage toute honnêteté intellectuelle dans les discussions) qui suivent les leurres de l'illusion de l'épanouissement culturel déversés par la télé ("loftstory" est un exemple parmi d'autres), et la sous-culture rap, en oubliant que la vraie culture se situe nécessairement dans l'appropriation et la compréhension critique de la Tradition !
    On ne peut songer à l'impossible tâche qui se trouve alors assignée (dès le départ...) à l'immense majorité des jeunes d'origine étrangère (nous pensons, bien sûr aux nord africains) pour se cultiver et s'épanouir.  Car il doivent, d'abord  s'approprier leur Tradition, celle qui correspond à leur culture d'origine, sans laquelle ils ne pourraient comprendre leurs racines, leur identité profonde, et ensuite s'approprier la Tradition correspondant à la culture de leur terre d'accueil, car sans cette nécessaire acculturation qui passe notamment par l'appropriation de la langue, la route vers la déviance et la violence est toute tracée (si l'on ne peut mettre des mots sur ses frustrations ou ses émotions par exemple !). Cette jeunesse, devenue violente et souffrante, parce qu'incapable d'apprendre à tolérer et accepter ses frustrations souvent à cause d'un cadre parental et institutionnel déficient, ne peut donc s'intégrer que sur la base de ses propres racines. Si la chose est faussement contradictoire, elle engendre inévitablement des difficultés insurmontables pour la majorité de ces jeunes dont le seul avenir est l'exclusion, puisque toute démocratie doit choisir pour durer entre des procédures de prévention et de répression de la violence, ou sa lente auto-destruction puis  son remplacement par la dictature.

    Enseigner ce n'est pas capituler devant un "jeunisme bêtifiant", enseigner c'est résister !! Nous n'avons à avaliser par notre action pédagogique aucune idéologie, ou théorie d'où qu'elle vienne, dont le résultat conduit à la passivité spirituelle, intellectuelle et physique des individus. Les seules finalités que nous devons avaliser, nous, en tant qu'enseignants, sont celles qui conduisent l'individu (voire qui l'obligent si ce dernier refuse d'apprendre) à acquérir les pouvoirs qui lui permettent de comprendre, de critiquer et d'intégrer pour lui-même "toujours plus de Société", c'est-à-dire toujours plus de richesse, de complexité, de difficulté, et toujours moins de violence.
 
 
 

Patrice VAN DEN REYSEN
 
 

"Je ne sais pourquoi, mais nos responsables pédagogiques, (...), me font irrésistiblement penser aux "montres molles" de Salvadaor Dali. Quand je les entends, quand je les lis, je vois des "montres molles", aussi clairement que le terme "langue de bois" évoque les poncifs creux et répétés d'une propagande politique. Au lieu d'indiquer l'heure et de rester précises et cristallines dans l'intégrité de leur mécanisme, les "montres molles" plient sans se casser. Elles dégoulinent sur les objets dont elles enrobent les angles tranchants. Elles se coulent servilement dans le monde au lieu de lui résister. J'y trouve la métaphore parfaite du discours psycho-pédagogique en vigueur dans notre éducation nationale."

Michel VAN DER YEUGHT
in : "Petit manuel de survie et de transcendance pédagogique. Contre les montres molles."
Edition : L'Harmattan. 2001.

 
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