Post-scriptum
En août 2004, je mettais en ligne un article1 dans lequel je présentais un compte-rendu au vitriol du dernier livre en date d'Elisabeth Roudinesco2. Ce compte-rendu suscita un certain nombre de réactions qui sont pour moi l'occasion à présent d'ouvrir le débat et de préciser ma position à l'égard de la psychanalyse. Une brève présentation tout d'abord : je possède une formation académique en psychologie, ai flirté un temps avec les sciences cognitives et suis très intéressé par la psychanalyse depuis plusieurs années. A tel point que j'ai poussé le vice jusqu'à m'étendre sur le divan pendant un certain temps (qui me parut à l'époque un temps certain) avant de mettre finalement un terme aux fouilles de ma psyché : je n'avais pas la fibre archéologique. Je vois déjà poindre l'effet boomerang de cet « aveu » : tout s'éclaire, concluront mes détracteurs, il a fait une cure, n'en a pas été satisfait et garde depuis lors une rancune tenace à l'égard de la psychanalyse, comme c'est classique ; ou bien il n'a pas fini son analyse et reste empêtré dans sa problématique, sous couvert de critiquer la psychanalyse. Ces interprétations sont tellement récurrentes dans la bouche des partisans de la psychanalyse lorsqu'ils tentent de défendre leur discipline que je n'estime pas nécessaire d'y répondre. Je me bornerais simplement à rappeler que l'honnêteté intellectuelle oblige à situer le débat sur un terrain rationnel, condition sine qua non d'un authentique dialogue, l'usage de procédés rhétoriques (telles que les interprétations évoquées antérieurement) ne pouvant que nuire à cette fin. J'ai pris connaissance des travaux d'Elisabeth Roudinesco au travers de la lecture du Dictionnaire de la psychanalyse3. Ont suivi peu après Pourquoi la psychanalyse ?4 et - dernier ouvrage de notre historienne, pour l'heure - Le patient, le thérapeute et l'Etat5. Les deux dernières oeuvres de notre psychanalyste nationale tournent autour d'un même thème : une menace fantôme rôde, celle d'un meilleur des mondes, que sont en train de nous concocter une poignée de savants fous à coup de conditionnements et de psychotropes. C'est l'avènement de l'homme comportemental, lisse, sans autre passion que son désir à jamais insatisfait, bref l'ère de l'homme post-moderne, version révisée à la mode vingt-et-unième siècle (entendre, pire que la première mouture). Si une telle analyse a certainement sa pertinence au regard de notre société actuelle, c'est bien plutôt le remède que propose Madame Roudinesco contre lequel je m'élève : la psychanalyse. Supposée fondatrice d'un nouveau type de lien social. Considérée par beaucoup comme notre ultime planche de salut. Et finalement révérée en tant que « seule religion possible à l'Ouest6», avec ses dogmes (par exemple l'inconscient, ou le pansexualisme), son credo (« la vérité vous rendra libre ») et ses liturgies (office rendu à l'occasion de séminaires chroniques, énième interprétation des Ecritures...). Il faudrait aussi parler des théories elles-mêmes dont de nombreux auteurs issus de champs très différents ont souligné les difficultés7. Mais ce n'est pas le lieu d'un tel examen. Je voudrais plutôt profiter de ce post-scriptum pour répondre à deux types de remarques qui m'ont été faites à la suite de cet article :
L'accusation de scientisme
Critiquant la psychanalyse de façon radicale, je me suis vu objecté un argument désormais classique dans ce type de débat : je serais un scientiste sur le retour, ne jurant que par la science la plus « dure » et passant à côté de la richesse des conceptualisations psychanalytiques, relevant d'une autre sphère épistémologique. Il apparaît utile d'en revenir aux définitions. Qu'est-ce que le scientisme ? Une attitude intellectuelle consistant à considérer que toute connaissance ne peut être atteinte que par les sciences et à voir en ces dernières la solution de tous les problèmes humains. J'aimerais vraiment qu'on me dise à quel moment, dans mon article, j'ai donné l'impression de défendre une telle position. Serait-ce parce que je me prononce en faveur d'une évaluation des psychothérapies ? En ce cas, la vaste majorité des patients du champ psy sont des scientistes forcenés, eux qui osent demander une garantie minimale de sécurité et d'efficacité dans l'éventail des psychothérapies disponibles. Non, en réalité, cette étiquette de « scientiste » n'est qu'un procédé commode pour ne pas répondre aux vraies questions. Sören Kierkegaard écrivait : « Lorsque vous m'étiquetez, vous me niez ». Mais une fois le gêneur liquidé, restent ses arguments, aussi valables qu'au premier jour. Est-ce faire preuve de scientisme que de demander à la psychanalyse une méthodologie digne de ce nom ? Est-ce faire preuve de scientisme que d'exiger des éléments rationnels et/ou empiriques minimaux avant de tenir une hypothèse pour démontrée ? Car de deux choses l'une : soit la psychanalyse se réclame de la science et il lui faut bon gré mal gré se conformer aux critères de cette dernière, soit la psychanalyse se veut en dehors du cadre scientifique et il convient dès lors de s'interroger sur la validité de ses propositions théoriques.
La certitude du soupçon
Une autre critique m'a été adressée : j'aurais rejeté d'un bloc les « philosophies du soupçon » au profit d'une bien « fade et simpliste » (sic) psychologie sociale. On voit d'emblée une confusion des registres : la psychologie est une science, étayée par l'empirique, tandis que la philosophie est un discours, fondé sur la seule logique. C'est un peu comme si l'on reprochait à un physicien de faire des expériences de laboratoire alors qu'il croit en Dieu. Et si la psychanalyse appartient bien aux « herméneutiques du soupçon », ce n'est pas à ce titre que je la remets en question mais au titre de discipline théorique et clinique prétendant à l'universalité. Du reste, pour en revenir à la psychologie sociale, il serait sans doute utile que ceux qui la trouvent insipide l'explorent plus avant et lisent, par exemple, des auteurs comme Beauvois8, Deconchy9, Joule10... Je me risquerais à proposer une interprétation de ce mépris de la psychologie sociale : cette dernière met à mal la psychanalyse d'une façon tout aussi radicale que le comportementalisme, en montrant que les psychanalystes commettent systématiquement ce qu'on appelle l'erreur fondamentale d'attribution, qui consiste à expliquer le comportement d'un sujet en des termes personnologiques (« mentalistes », aurait dit un béhavioriste) en mésestimant gravement la situation dans laquelle s'inscrit ce comportement. Ainsi donc, l'hostilité d'un garçon envers son père ne peut que traduire, pour un psychanalyste, un Oedipe non résolu alors qu'un psychosociologue pointera avec justesse le fait que dans nos sociétés occidentales, le père incarne l'autorité, raison de l'hostilité observée, en lieu et place d'une hypothétique compétition sexuelle pour la mère. Et en effet, dans d'autres sociétés, où l'autorité est incarnée par un autre parent, l'hostilité de l'enfant s'exprime à l'encontre de ce dernier11. On voit combien, à partir de ce modeste exemple, le modèle de l' « amibe freudienne » se révèle boiteux et inapte à toute prétention explicative. Aussi, si soupçon il doit y avoir, c'est bien à l'égard de la « discipline reine », empêtrée qu'elle est dans sa tour d'ivoire de certitude.
NOTES
1. Talmon, Loïc. Les patients, Roudinesco et l'étau (psychanalytique). [en ligne]. Août 2004. Disponible sur : <http://vdrp.chez.tiscali.fr/Ar_Roudinesco.htm>.
2. Roudinesco, Elisabeth. Le patient, le thérapeute et l'Etat. Fayard. 2004.
3. Roudinesco, Elisabeth ; Plon, Michel. Dictionnaire de la psychanalyse. Fayard. 1997.
4. Roudinesco, Elisabeth. Pourquoi la psychanalyse ?. Fayard. 1999.
5. Roudinesco, Elisabeth. Le patient, le thérapeute et l'Etat. op. cit.
6. L'expression est de François Roustang.
7. Voir par exemple, pour la psychologie, Les illusions de la psychanalyse de Jacques Van Rillaer et Mensonges freudiens de Jacques Bénesteau ; pour l'histoire des sciences, Freud, biologiste de l'esprit de Frank Sulloway et Souvenirs d'Anna O., une mystification centenaire de Mikkel Borch-Jacobsen ; pour la sociologie, L'anti-Freud de Michel Lobrot et La fiction psychanalytique de Nathan Stern ; pour la philosophie, La logique de la découverte scientifique de Karl Popper et La volonté de faire science d'Isabelle Stengers, etc.
8. Beauvois, Jean-Léon. Les illusions libérales, individualisme et pouvoir social. PUG. 2005.
9. Deconchy, Jean-Pierre. Les animaux surnaturés. PUG. 2000.
10. Joule, Robert-Vincent ; Beauvois, Jean-Léon. La soumission librement consentie : Comment amener les gens à faire librement ce qu'ils doivent faire ?. PUF. 1998.
11. Malinowski,
Bronislaw (1927). La sexualité et sa répression dans les
sociétés primitives. Payot. 1932.
Référence de l'article
: Talmon, Loïc. Post-scriptum. [en ligne]. Mars 2005.
Disponible sur : <http://vdrp.chez.tiscali.fr/...>.
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