"La sélection par en bas."
(Extrait du chapitre intitulé : "la sélection par en bas". In: "La route de la servitude" de Friedrich A. Von HAYEK,
Edition: Presses Universitaires de France, collection Quadrige. 2° édition, mai 1993, pages : 101 - 102).


 
        "Un groupe suffisamment nombreux et fort, présentant des opinions suffisamment homogènes à plus de chance d'être formé par les pires que par les meilleurs éléments de la société, et ceci pour trois raisons principales. D'une façon générale, les principes de sélection qui détermineront la constitution d'un pareil rassemblement, seront, selon la conception courante, des principes presque entièrement négatifs.
        Premièrement, plus on cultive l'intelligence, plus on développe l'instruction, plus les opinions et les goûts des individus se différencient, et plus difficilement ils s'entendent sur une certaine hiérarchie des valeurs. Comme corollaire de cette thèse, nous pouvons affirmer que plus nous recherchons  l'uniformité, le parallélisme parfait des vues personnelles, plus il nous faut descendre vers les régions d'un climat moral et intellectuel primitif, où les instincts et les goûts ordinaires dominent. Ceci ne signifie pas que la majorité du peuple ait un niveau moral inférieur. Nous voulons dire simplement que le groupe le plus important ayant des conceptions analogues est composé de gens de niveau assez bas. En d'autres termes, le plus bas dénominateur commun réuni le plus grand nombre d'individus. S'il faut créer un groupe suffisamment nombreux, capable d'imposer ses vues sur les valeurs essentielles, on ne saurait le recruter parmi des hommes  très différenciés, qui ont des goûts personnels. Il sera plutôt composé d'hommes pris dans la masse au sens péjoratif du mot, parmi les moins indépendants et les moins formés, tout juste bons à soutenir par leur nombre un idéal déterminé.
        Mais le dictateur futur ne peut pas se contenter de l'appui de ces hommes dont les instincts primitifs et les vues sommaires se ressemblent par hasard : leur nombre ne suffirait pas pour l'exécution de ses desseins. Pour grossir le groupe il sera obligé d'en convertir d'autres au même credo.
        Nous arrivons là au second principe négatif de sélection : on obtiendra l'adhésion des gens dociles et faciles à duper qui n'ont pas de convictions personnelles bien définies et acceptent tout système de valeur à condition qu'on leur répète des slogans appropriés assez forts et avec suffisamment d'insistance. Leurs idées vagues et confuses se laissent facilement influencer, leurs passions et leurs émotions s'ébranlent aisément ; ainsi iront-ils les premiers grossir les rangs du parti totalitaire.
        L'habile démagogue n'aura qu'à souder tous ces éléments pour créer un corps homogène et cohérent, et c'est ici qu'apparaît le troisième, le plus important peut-être, des principes négatifs de sélection. Des gens tombent plus facilement d'accord sur un programme négatif  - la haine de l'ennemi, l'envie des plus favorisés -  que sur des buts positifs ; c'est presque une loi de la nature humaine. L'élément essentiel de tout credo politique, capable de sceller solidement l'union d'un groupe, est l'opposition entre "nous" et "eux", la lutte commune  contre les hommes qui se trouvent en dehors du groupe. La formule est toujours employée pour obtenir non seulement le soutien politique, mais simplement l'obéissance totale des grandes masses. Elle a l'avantage de laisser une plus grande liberté d'action que  n'importe quel programme positif. L'ennemi, qu'on le choisisse à l'intérieur comme le "Juif" ou le "koulak", ou à l'extérieur, est un accessoire indispensable aux chefs totalitaires.

Friedrich A. Von HAYEK. Prix Nobel d'économie.
 


 
        Serait-ce sombrer dans les "vertiges de l'analogie", d'affirmer que la fameuse "sélection par en bas" décrite par le grand Friedrich A. Von Hayek, opère dans d'autres domaines que celui de l'action politique. Par exemple dans les  relations entre personnes d'un même groupe, lorsqu'un de ses membres ose se distinguer soit par un caractère plus "entier", plus intransigeant, soit par une "qualité" que l'ensemble n'a pas, ou même un défaut. Il faut voir, alors, comment se mobilisent les sentiments et les émotions les plus communément négatifs, contre le mouton à cinq pattes : jalousie, défiance, ironie, commérages, amalgames, etc...Ceci, constitue souvent le premier temps de la cabale à venir, voici le deuxième. Il procède un peu de l'effet Pygmalion : une fois la mise à l'index effectuée contre notre mouton à cinq pattes, il reste à lui poser une étiquette qui servira à alimenter encore les vils sentiments du groupe contre lui par la procédure qui consiste à ne rechercher ou à constamment interpréter les moindres faits et gestes de notre mouton enragé en fonction de  l'étiquette négative dont il est affublé. Dans notre troisième temps, le mouton subit une métamorphose quasi-kafkaïenne : il devient bouc émissaire et l'objet de toutes les petites vengeances quotidiennes, (réparatrices de quelques crimes de lèse-vanité par exemple), que l'on aime porter contre ceux dont on sait qu'ils sont affaiblis par leur position dans le reste du groupe.
        De façon tout à fait hypothétique, je me permettrai d'avancer qu'il y a aussi une sélection par en bas dans les sentiments, les émotions et les décisions des gens quand ils se trouvent confrontés à la situation que je viens de décrire : ceux qui cultivent facilement des stratégies négatives contre le mouton à cinq pattes, l'ennemi commun,  sont les plus nombreux, les autres, ceux qui préfèrent cultiver la tolérance et l'indépendance d'esprit, les plus rares.
 

Patrice Van Den Reysen.


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