Elisabeth Roudinesco



  Intervention au Forum des psys organisé par Jacques-Alain Miller, 15 novembre 2003
 

A toutes les associations psychanalytiques : ci-joint le texte de mon intervention au Forum des psys. Jacques-Alain Miller lance un manifeste pour que l'amendement Accoyer ne soit pas voté au Sénat en janvier prochain et pour que le Ministère de la Santé renonce à appliquer les expertises proposées par le rapport Cléry-Melin et accepte de rencontrer la totalité des organisations concernées par la soufrance psychique en France : psychiatres, psychanalystes, psychologues cliniciens, psychothérapeutes, infirmiers, etc. Il faut, je pense, s'associer à cette démarche par un manifeste de toutes les associations ou par des prises de position individuelles.
 

   Les invasions barbares
   Nos sociétés démocratiques, du fait même des libertés que nous y avons acquises, sont menacées par des invasions barbares. Jamais sans doute les faux savoirs et l'irrationnel n'y ont été aussi puissants, comme on peut s'en apercevoir avec l'expansion des sectes d'un côté et de toutes les médecines parallèles et autres placébothérapies, vente de gélules miracle ou astrologie de l'autre. Et depuis que la faculté de médecine a reconnu l'homéopathie - placébothérapie par excellence - comme une médecine à part entière et que l'université française a reçu, malgré toutes les protestations, une soutenance de thèse d'astrologie, les choses ne se sont pas arrangées.
   Mais à côté de cet obscurantisme, il existe une autre forme d'invasion barbare plus pernicieuse encore parce qu'elle se réclame de la rationalité, de l'objectivité. C'est celle de la science érigée en religion, de la génétique divinisée, du neurone adulé, celle enfin de l'expertise, pouvoir disciplinaire blafard et anonyme, qui prétend régenter au nom de la science tous les comportements humains. En bref, c'est le scientisme, délire de la science que j'ai déjà eu l'occasion de dénoncer.
  Ce sont les paradigmes de ce pouvoir que l'on retrouve dans le rapport Cléry-Mélin : un jargon froid et déshumanisé, le jargon technique de l'évaluation généralisée. Je me demande ce que pensent de ce rapport toutes les personnes qui ont été auditionnées - une centaine - parmi lesquelles figurent des psychanalystes, des psychiatres, des médecins et des dipômés, des personnes fort honorables. Se sont-elles rendu compte à quelle entreprise elles participaient? J'en doute et c'est pourquoi, je pense qu'elles devraient manifester leur mécontement comme l'ont fait récemment Roland Gori sur le site Oedipe et bien sûr Jacques-Alain Miller.
  Cette invasion barbare de l'expertise ne fait que servir le grand marché de l'irrationnel en prétendant le combattre. Car elle vise à “sécuriser” le public - quel mot horrible - contre le charlatanisme des sectes en s'attaquant aux psychothérapeutes non diplômés. Certes pour l'heure, la psychanalyse, discipline reine, qui a nourri depuis un siècle toutes les médecines de l'âme, et qui a redonné une âme à la psychiatrie, n'est nullement visée par ce rapport, ni même par l'amendement de Bernard Accoyer, votée le 8 octobre dernier, à l'unanimité de treize députés présents. En un premier temps, dirons-nous, elle ne l'est pas, pour la simple raison que le mot psychanalyse est exclu de l'amendement et que la quasi-totalité des psychanalystes français possèdent les diplômes requis pour ne pas avoir à être expertisés. Mais justement, c'est bien parce que les psychanalystes ne sont pas inclus dans cette entreprise qu'ils doivent se mobiliser contre ce pouvoir de l'expertise qui s'attaque à leurs voisins psychothérapeutes. On ne combat pas les dérives des médecines paralèlles -ni mêmes des psychothérapies - par des expertises mais par la lutte intellectuelle d'une part et par de bonnes lois de l'autre.
  Et de toute façon, contre les sectes, les lois de la République sont aujourd'hui, en France, les meilleures du monde, bien meilleures qu'au Canada ou aux Etats-Unis.
  Et l'on sait bien que si l'on laisse le pouvoir de l'expertise - et non pas celui des lois - régenter les médecines de l'âme, demain ce même pouvoir se retournera contre ceux qui s'en croyaient protégés. Car le danger de l'amendement Accoyer réside en ceci qu'il permet en un premier temps à des médecins, des psychiatres, des psychologues et des diplômés de l'université d'user de l'expertise contre la psychothérapie mais que dans un deuxième temps, il favorisera forcément l'introduction de l'expertise chez ceux qu'il ne visait pas. On verrra alors des psychiatres s'appuyer sur l'expertise pour faire la chasse aux psychologues, des psychanalystes se déchirer entre eux au nom de l'expertise pour favoriser chacun sa corporation et finalement toute la souffrance psychique ira se faire écouter ailleurs, hors des territoires de la pensée rationnelle.
  La psychanalyse - au même titre que la psychiatrie, la psychologie clinique, et la médecine scientifique - devrait donc se mobiliser contre l'essence même de la notion d'expertise, contre ce noir pouvoir qui ronge nos sociétés et qui participe de la grande invasion barbare d'aujourd'hui. Pour finir, je rappelerai cette phrase de Montesquieu qui devrait nous inciter à ne pas entrer dans la spirale de l'expertise, du corporatisme et du chacun pour soi :”Si je savais une chose utile à ma nation qui fut ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas à mon prince, parce que je suis homme avant d'être français ou bien parce que je suis nécessairement homme et que je ne suis français que par hasard. Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fut utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe ou qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime.”
 
Élisabeth Roudinesco
 



Ma réponse :
 
 

Le monde occidental a connu bien des invasions barbares, les plus récentes furent celles du fascisme et du nazisme, mais aussi celle du marxisme vulgaire. Mais sur le plan strictement intellectuel, on peut dire que l'hégelianisme et la psychanalyse furent des invasions majeures dont nous subirons encore longtemps les ravages. L'une des plus grandes invasions barbares intellectuelles que la société occidentale moderne ait connue, et en particulier la France, est, à mes yeux, la psychanalyse. N'est-ce pas dans les tribus barbares que l'on aime faire adorer les totems et obliger les gens à se prosterner devant eux sous peine de se voir mis à l'index ? La psychanalyse a réussi à faire imposer le totem de la théorie de l'inconscient avec ses tabous : les critiques dirigées contre lui ; ensuite,  toute personne refusant le totem de l'inconscient se voit immédiatement et irrémédiablement neutralisée en se faisant taxer de névrosé "résistant". Mais madame Roudinesco tente évidemment de retourner la situation en croyant fustiger ce qu'elle nomme les "placébothérapies" alors qu'un grand philosophe comme  Adolf Grünbaum (et aussi Hans Jürgen Eysenck) a clairement démontré que les prétendues réussites thérapeutiques de la psychanalyse ne pouvaient être que placébogènes, et que Freud lui-même reconnu à la toute fin de sa vie que la menace de l'effet placebo ne pouvait être exclue concernant la psychanalyse et l'efficacité (démolie par Grünbaum) de la méthode thérapeutique des associations libres ! Madame Roudinesco prétend dénoncer le scientisme ? Mais qu' y a-t-il de plus scientiste que d'affirmer, comme elle l'a toujours fait, que la psychanalyse est une science et de refuser en même temps des expertises scientifiques sur son efficacité ? Que penserait-on de la Physique et des physiciens si ces derniers refusaient de voir leur travaux évalués et passés au crible de l'analyse d'experts compétents ? N'est-ce pas une foi authentiquement scientiste que de vouloir enfoncer dans le chou des gens crédules que la psychanalyse est une science et que par là même elle acquiert ses lettres de noblesse, alors que Freud a explicitement honni, à plusieurs reprises la méthode expérimentale (voir la fameuse lettre qu'il adresse à Rosensweig en 1934 : "la richesse des observations fiables de la psychanalyse la rend  indépendante de toute vérification expérimentale) ? Ne cherche-t-elle pas à ériger la prétendue "science" psychanalytique en religion à partir du moment où de simples mortels n'auraient plus le droit de la critiquer et de tenter de l'évaluer ? Ou est-ce plutôt de la pure et simple désinformation, du mensonge et de l'escroquerie intellectuelle ? Ensuite, madame Roudinesco  prétend fustiger l'obscurantisme ?! Mais où est l'obscurantisme de ceux qui tentent de savoir ce que vaut vraiment la psychanalyse ? Ces gens, je pense, cherchent plutôt à nous éclairer sur les pouvoirs réels de la psychanalyse plutôt que de les laisser dans l'ombre obscure des louanges et des stratégies d'auto-glorification des psys. Ne faut-il pas chercher l'obscurantisme plutôt du côté de ceux et celles qui veulent masquer ses véritables échecs, empêcher ou écoeurer tout rationalisme critique dirigé contre elle, éradiquer toute pensée contraire aux dogmes qu'elle a réussi à répandre et à inculquer à la Société. Mais la barbarie et l'obscurantisme consistent précisément à vouloir combattre et éradiquer la raison, et le rationalisme critique en particulier, et la révolte contre la Science de madame Roudinesco, n'est, comme l'a jadis démontré Popper qu'une forme de révolte contre la Raison.
 
 
 

Patrice VAN DEN REYSEN


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