Intervention au Forum des psys organisé par Jacques-Alain
  Miller, 15 novembre 2003 
     
A toutes les associations psychanalytiques : ci-joint le texte de mon
intervention au Forum des psys. Jacques-Alain Miller lance un manifeste pour
que l'amendement Accoyer ne soit pas voté au Sénat en janvier
prochain et pour que le Ministère de la Santé renonce à
appliquer les expertises proposées par le rapport Cléry-Melin
et accepte de rencontrer la totalité des organisations concernées
par la soufrance psychique en France : psychiatres, psychanalystes, psychologues
  cliniciens, psychothérapeutes, infirmiers, etc. Il faut, je pense,
  s'associer à cette démarche par un manifeste de toutes les
 associations ou par des prises de position individuelles. 
     
   Les invasions barbares 
      Nos sociétés démocratiques, du fait
même  des libertés que nous y avons acquises, sont menacées
par des  invasions barbares. Jamais sans doute les faux savoirs et l'irrationnel 
n'y  ont été aussi puissants, comme on peut s'en apercevoir 
avec  l'expansion des sectes d'un côté et de toutes les médecines
  parallèles et autres placébothérapies, vente de gélules
  miracle ou astrologie de l'autre. Et depuis que la faculté de médecine
  a reconnu l'homéopathie - placébothérapie par excellence
  - comme une médecine à part entière et que l'université
  française a reçu, malgré toutes les protestations,
une soutenance de thèse d'astrologie, les choses ne se sont pas arrangées.
  
      Mais à côté de cet obscurantisme, il
existe  une autre forme d'invasion barbare plus pernicieuse encore parce
qu'elle se réclame de la rationalité, de l'objectivité.
C'est celle de la science érigée en religion, de la génétique
  divinisée, du neurone adulé, celle enfin de l'expertise,
pouvoir  disciplinaire blafard et anonyme, qui prétend régenter
au nom  de la science tous les comportements humains. En bref, c'est le scientisme, 
 délire de la science que j'ai déjà eu l'occasion de 
dénoncer. 
     Ce sont les paradigmes de ce pouvoir que l'on retrouve dans le
rapport  Cléry-Mélin : un jargon froid et déshumanisé,
  le jargon technique de l'évaluation généralisée.
  Je me demande ce que pensent de ce rapport toutes les personnes qui ont
été auditionnées - une centaine - parmi lesquelles figurent
des psychanalystes, des psychiatres, des médecins et des dipômés,
des personnes fort honorables. Se sont-elles rendu compte à quelle
entreprise elles participaient? J'en doute et c'est pourquoi, je pense qu'elles
devraient manifester leur mécontement comme l'ont fait récemment
Roland Gori sur le site Oedipe et bien sûr Jacques-Alain Miller. 
     Cette invasion barbare de l'expertise ne fait que servir le grand 
 marché de l'irrationnel en prétendant le combattre. Car elle 
 vise à “sécuriser” le public - quel mot horrible - contre le
 charlatanisme des sectes en s'attaquant aux psychothérapeutes non
diplômés. Certes pour l'heure, la psychanalyse, discipline reine,
qui a nourri depuis un siècle toutes les médecines de l'âme,
et qui a redonné une âme à la psychiatrie, n'est nullement
visée par ce rapport, ni même par l'amendement de Bernard Accoyer,
votée le 8 octobre dernier, à l'unanimité de treize
députés présents. En un premier temps, dirons-nous, elle
ne l'est pas, pour la simple raison que le mot psychanalyse est exclu de
l'amendement et que la quasi-totalité des psychanalystes français 
 possèdent les diplômes requis pour ne pas avoir à être 
 expertisés. Mais justement, c'est bien parce que les psychanalystes 
 ne sont pas inclus dans cette entreprise qu'ils doivent se mobiliser contre 
 ce pouvoir de l'expertise qui s'attaque à leurs voisins psychothérapeutes. 
 On ne combat pas les dérives des médecines paralèlles 
 -ni mêmes des psychothérapies - par des expertises mais par 
la lutte intellectuelle d'une part et par de bonnes lois de l'autre. 
     Et de toute façon, contre les sectes, les lois de la République 
 sont aujourd'hui, en France, les meilleures du monde, bien meilleures qu'au 
 Canada ou aux Etats-Unis. 
     Et l'on sait bien que si l'on laisse le pouvoir de l'expertise
-  et non pas celui des lois - régenter les médecines de l'âme,
  demain ce même pouvoir se retournera contre ceux qui s'en croyaient
  protégés. Car le danger de l'amendement Accoyer réside
  en ceci qu'il permet en un premier temps à des médecins,
des  psychiatres, des psychologues et des diplômés de l'université
  d'user de l'expertise contre la psychothérapie mais que dans un
deuxième  temps, il favorisera forcément l'introduction de
l'expertise chez ceux qu'il ne visait pas. On verrra alors des psychiatres
s'appuyer sur l'expertise  pour faire la chasse aux psychologues, des psychanalystes
se déchirer  entre eux au nom de l'expertise pour favoriser chacun
sa corporation et finalement  toute la souffrance psychique ira se faire
écouter ailleurs, hors des territoires de la pensée rationnelle.
     La psychanalyse - au même titre que la psychiatrie, la psychologie 
 clinique, et la médecine scientifique - devrait donc se mobiliser 
contre l'essence même de la notion d'expertise, contre ce noir pouvoir 
qui ronge nos sociétés et qui participe de la grande invasion 
barbare d'aujourd'hui. Pour finir, je rappelerai cette phrase de Montesquieu 
qui devrait nous inciter à ne pas entrer dans la spirale de l'expertise, 
 du corporatisme et du chacun pour soi :”Si je savais une chose utile à 
 ma nation qui fut ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas à
 mon prince, parce que je suis homme avant d'être français ou
 bien parce que je suis nécessairement homme et que je ne suis français
 que par hasard. Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui
fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de
mon esprit. Si je savais quelque chose qui fut utile à ma famille et
qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. 
Si je savais quelque chose qui fût utile à ma patrie et qui fût
préjudiciable à l'Europe ou qui fût utile à l'Europe
et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime.”
     
   Élisabeth Roudinesco 
     
Le monde occidental a connu bien des invasions barbares, les plus récentes
 furent celles du fascisme et du nazisme, mais aussi celle du marxisme vulgaire.
 Mais sur le plan strictement intellectuel, on peut dire que l'hégelianisme
 et la psychanalyse furent des invasions majeures dont nous subirons encore
 longtemps les ravages. L'une des plus grandes invasions barbares intellectuelles
 que la société occidentale  moderne ait connue, et en particulier
 la France, est, à mes yeux, la psychanalyse. N'est-ce pas dans les
 tribus barbares que l'on aime faire adorer les totems et obliger les gens
 à se prosterner devant eux sous peine de se voir mis à l'index
 ? La psychanalyse a réussi à faire imposer le totem de la
théorie  de l'inconscient avec ses tabous : les critiques dirigées
contre lui  ; ensuite,  toute personne refusant le totem de l'inconscient
se voit  immédiatement et irrémédiablement neutralisée
 en se faisant taxer de névrosé "résistant". Mais madame
 Roudinesco tente évidemment de retourner la situation en croyant
fustiger  ce qu'elle nomme les "placébothérapies" alors qu'un
grand philosophe  comme  Adolf Grünbaum (et aussi Hans Jürgen
Eysenck) a clairement  démontré que les prétendues réussites
thérapeutiques  de la psychanalyse ne pouvaient être que placébogènes,
 et que Freud lui-même reconnu à la toute fin de sa vie que
la  menace de l'effet placebo ne pouvait être exclue concernant la
psychanalyse  et l'efficacité (démolie par Grünbaum) de
la méthode  thérapeutique des associations libres ! Madame
Roudinesco prétend  dénoncer le scientisme ? Mais qu' y a-t-il
de plus scientiste que d'affirmer, comme elle l'a toujours fait, que la psychanalyse
est une science et de refuser en même temps des expertises scientifiques
sur son efficacité  ? Que penserait-on de la Physique et des physiciens
si ces derniers refusaient  de voir leur travaux évalués et
passés au crible de l'analyse d'experts compétents ? N'est-ce
pas une foi authentiquement scientiste que de vouloir enfoncer dans le chou
des gens crédules que la psychanalyse est une science et que par là
même elle acquiert ses lettres de noblesse, alors que Freud a explicitement
honni, à plusieurs reprises la méthode expérimentale
(voir la fameuse lettre qu'il adresse à Rosensweig en 1934 : "la richesse
des observations fiables de la psychanalyse la rend  indépendante
de toute vérification expérimentale)  ? Ne cherche-t-elle pas
à ériger la prétendue "science"  psychanalytique en
religion à partir du moment où de simples  mortels n'auraient
plus le droit de la critiquer et de tenter de l'évaluer  ? Ou est-ce
plutôt de la pure et simple désinformation, du mensonge et de
l'escroquerie intellectuelle ? Ensuite, madame Roudinesco  prétend
 fustiger l'obscurantisme ?! Mais où est l'obscurantisme de ceux qui
 tentent de savoir ce que vaut vraiment la psychanalyse ? Ces gens, je pense,
 cherchent plutôt à nous éclairer sur les pouvoirs réels
 de la psychanalyse plutôt que de les laisser dans l'ombre obscure
des  louanges et des stratégies d'auto-glorification des psys. Ne
faut-il  pas chercher l'obscurantisme plutôt du côté de
ceux et  celles qui veulent masquer ses véritables échecs, empêcher
 ou écoeurer tout rationalisme critique dirigé contre elle,
éradiquer toute pensée contraire aux dogmes qu'elle a réussi
à répandre et à inculquer à la Société.
Mais la barbarie et l'obscurantisme consistent précisément à
vouloir combattre et éradiquer la raison, et le rationalisme critique
en particulier, et la révolte contre la Science de madame Roudinesco,
n'est, comme l'a jadis démontré Popper qu'une forme de révolte
contre la Raison. 
     
     
     
Patrice VAN DEN REYSEN